Born this way ♠ Park Soo Hwa - Hwang Bobby

Le bruit de mes souliers retentit discrètement dans la bibliothèque à chacun de mes pas. Je déambule, perdue dans mes pensées que je n'interrompt que pour lire les titres sur les couvertures des livres que je tiens contre ma poitrine et que je range méticuleusement à leur place. C'est l'une de mes activités favorite, car bien plus que de me faire découvrir de nouveaux titres, elle me permet d'imaginer la vie des divers lecteurs qui viennent de rendre les exemplaires précédemment empruntés. Par exemple, ce jeune homme en chemise à carreaux qui vient de rendre la version originale de Roméo et Juilette est certainement un étudiant en licence d'anglais. Il aime le romantisme et les fins tragiques, et il allie ces deux passions avec ses études, écrivant chaque mot qu'il découvre pour la première fois dans un carnet un peu brouillon il s'applique à coucher toutes les traductions. Ce vieil homme au visage creusé par le temps et dont un doigt manque a relut Byeongsingwa mejeori pour la cinquième fois en trois ans. Je l'imagine chaque soir, assit auprès de sa femme sur le canapé, chacun son livre sur les genoux. Elle préfère s'évader dans des romans à l'eau de rose tandis que lui revit les années de sa jeunesse, se remémorant avec amertume la Corée d'après-guerre.

Parfois, en voyant un titre, je songe à le lire, puis j'oublie. Je vois chaque jour des centaines d'ouvrages défiler devant mes yeux, je ne parviens pas à tous les retenir. Cela fait deux ans que je travaille ici, cependant, je n'ai guère avancée dans ma quête ultime : avoir lu au moins une fois tous les romans de cette bibliothèque.
Un sourire innocent né sur mon visage. Idiote, tu n'as pas le temps. Quelqu'un te remplacera avant que tu n'aies pu lire ne serait-ce que la moitié. Et encore, il te faudra la vie entière pour y parvenir. Mais c'est plus fort que moi, cet objectif futile flotte en continue dans mon esprit, j'espère bêtement avoir le temps.

Le bruit étouffé de mes souliers glisse d'une allée à l'autre. Je repose notre exemplaire de Bari Degi, le dernier livre de ma pile, lorsque j'entends une voix masculine m'interpeller. Voilà encore un aspect que j'aime énormément dans mon travail : celui d'aider les gens à trouver leur bonheur. Un livre, c'est un enrichissement personnel, une histoire qui nous fait évoluer, qui nous inspire, qui nous tourmente, et qui, de toute évidence, nous fait évoluer.
Un doux sourire flottant sur mon visage, je me retourne pour découvrir le visage du client. Sa chevelure noire et épaisse qui retombe sur son front, presque devant ses yeux, lui donne un air pour le moins mystérieux. Il marche les mains dans les poches et s'approche de moi, l'air nonchalant et plutôt tranquille. Il n'a pas le profil du garçon qui lit les grands auteurs étrangers, mais pas non plus de l'adolescent qui vient faire le plein de manhwa. A première vue, il est plutôt simple, dans la moyenne. Mais alors pourquoi mon coeur s'emballe-t-il ainsi ? Je le sens battre à tout rompre dans ma poitrine, prêt à briser mes côtes et à déchirer ma peau pour se nicher au creux de ses paumes, à lui, ce parfait étranger. C'est comme si tout à coup un geyser explosait en moi, son eau brûlante se répandant dans mes veines à la vitesse de la lumière. Un instant, mon souffle se coupe. Il me faut une force surhumaine pour parvenir à reprendre le contrôle de mon être et articuler un petit "oui ?", un sourire de façade sur le visage. Je n'ai jamais ressenti une telle sensation, mais je ne suis pas naïve, un tel déferlement d'émotions ... Il ne peut s'agir que d'une chose. Une notion que je croyais propre aux romans, aux légendes et aux romantiques en manque d'amour. Je n'avais jamais pris cela au sérieux. Le coup de foudre, les âmes soeurs ? A quoi bon ? Il y a tellement de haine dans ce monde, comment deux personnes pourraient être prédestinées ?

Le brun ténébreux ne me laisse pas l'occasion de me pencher sur la question. Après avoir gardé un air absent une poignée de secondes, il se ressaisit lui aussi, peut-être un peu trop vite, ou de manière trop maladroite, je ne saurai le dire, après tout je ne le connais pas.
La façon dont il demande cela et toute cette pression en moi m'arrachent un petit rire et je reviens sur Terre. Je joins les mains au niveau de mes cuisses, devant ma jupe mi-longue et bleue.

« Soyez plus attentif avec votre langage, je pourrai être votre ainée. »

Je lui souris d'un air bienveillant et délie mes doigts, lui tendant une main fine aux ongles soigneusement limés.

« Je m'appelle Bobby, et vous ? Si j'ai bien entendu, vous cherchez quelque chose sur la Renaissance ? Vous ne trouverez rien dans ce rayon-là, suivez-moi s'il vous plaît. »

Je parle un peu trop vite, mais pas assez pour rattraper la vitesse à laquelle mon coeur bat. Plutôt émoustillée par cette rencontre, je me tourne et avance un peu maladroitement parmi les allées de livres, regardant droit devant moi et ne m'arrêtant qu'une fois arrivée à la session historique.

« Vous étudiez l'art ? »

J'évite habituellement de poser trop de questions aux clients qui apprécient cet endroit pour son calme et son silence, cependant, je ne peux retenir ma curiosité face au nouvel individu ...

Les bruit de nos pas se confondent, ils se fondent les uns dans les autres, suivant la même allure et le même chemin. Ils forment un ballet dont eux seuls ont le secret, une danse discrète et élégante dont la beauté échappent aux êtres qui peuplent ce lieu. Si nos pas sont une danse, sa voix est une musique. Un orchestre grave et tragique qui contraste avec le ballet mais dont les notes décrivent l'essence même de la passion.

J'ai vu bon nombre de personnes défiler ici, chacune avec sa passion qui lui est propre. Tout le monde parle de ce qu'il aime à sa manière, certains aiment être discret tandis que d'autres pourraient s'épandre pendant des heures sur ce qu'ils aiment. Mais ce Park Soo Hwa ... Il est différent. Il ne dit pas grand chose mais choisi les mots juste pour illustrer à merveille ce qu'il ressent. Il n'est pas seulement peintre, pas seulement tatoueur, c'est un poète. Peut-être n'en a-t-il même pas conscience.
Je bois ses mots avec avidité, nos regards se perdant l'un dans l'autre, n'accordant aucune importance au rayonnage de livres devant nous. Son intention monte en apostrophe, m'invitant à m'épandre à mon tour sur ce sujet qui lui tient tant à coeur mais que je ne maîtrise que partiellement.

« Si j'aime l'art ? Mh ... »

Je porte deux doigts à mes lèvres, penchant légèrement la tête sur le côté, mes longs cheveux châtains glissant sur mes épaules comme de la soi.

« J'aime ce qui est beau, j'admire certains tableaux, certaines sculptures, mais je ne m'y connais pas vraiment en art ... Mon domaine c'est plutôt la littérature. »

Un doux sourire se dessine sur mes lèvres, mes yeux se plissant légèrement.

« C'est ridicule, n'est-ce pas ? Tout le monde aime le beau, et puis ça ne veut rien dire, ce n'est qu'une norme qui change selon les individus ... »

Je m'excuse d'un sourire et me penche sur l'étagère de livres devant nous, ramenant une mèche gênante derrière mon oreille pour lui tranquillement les titres des ouvrages sous mes yeux, en tirant un lorsque je pense avoir trouvé celui que je cherchais.

« Ce livre là devrait pouvoir t'aider à déchiffrer les poésies des grands peintres..~ »