[TERMINE] A Chance Encounter — Park Soo Hwa

Rares étaient les fois où Duck Hwan avait mis les pieds dans le Downtown. Non pas qu'il snobait cet endroit parce qu'il prétendait valoir mieux que ça, bien au contraire : la vérité, c'était que ces lieux lui avaient toujours fichu la frousse. Les gens avaient l'air tout le temps méfiants et jetaient des regards en biais, presque malveillants, alors que lui ne faisait que passer à côté d'eux sans vouloir causer de tort. Il ne faisait que flâner - pas très rassuré, certes - mais il flânait.  

Enfin, c'était l'impression qu'il pouvait donner, là, le nez en l'air à observer les bâtiments avec un certain intérêt et une pointe de curiosité. Avec son sac à dos et son air un peu à l'ouest, il avait l'allure d'un touriste un peu inconscient pour oser s'aventurer tout seul dans les bas quartiers. Mais en réalité, ce jour était le jour où il avait décidé de mener une enquête sur le terrain. Cela pouvait paraître étrange de la part de quelqu'un qui préférait passer ses journées chez lui à :
- Ne rien faire
- Se perdre pendant des heures entières dans des lignes, voire des paragraphes de codes informatiques
- Glander sur son lit, une manette à la main, devant un bon jeu vidéo

Mais s'il en était arrivé à prendre cette décision, c'était parce qu'il avait entendu de source sûre - l'ami d'un ami qui avait un cousin dont le frère aurait entendu dire par la belle-soeur du voisin de son chien - que Phantom aurait pris ses marques dans un repère qu'il aurait nommé "The Mansion". Et ce repère se trouverait, semblerait-il, quelque part dans le fameux marché noir de la ville. Un lieu éphémère et itinérant qui échappe à la vigilance de la Sunrise Corp, sûrement grâce aux actions du célèbre hacker, d'ailleurs. Mais puisque des rumeurs circulaient à ce sujet, il fallait bien qu'elles tirent leur source quelque part, non ? Donc, l'existence de cet endroit devait sûrement être avérée. Il fallait juste que Duck Hwan farfouille un peu aux quatre coins du Downtown pour s'en assurer.

Au début, il avait tenté de demander des renseignements aux passants qui l'avaient par la suite considéré d'un air dubitatif, comme s'ils le prenaient pour un demeuré. Certains avaient même ri à l'évocation du nom de Phantom - son héros ! Comment pouvaient-ils se permettre d'en rire ouvertement, devant son nez ? - et d'autres l'avaient tout simplement ignoré. Quelqu'un lui avait même dit, mot pour mot : "Crois-moi bien que si je savais où il était, je serais riche à l'heure qu'il est !" avant d'expliquer ensuite face à son air incrédule que la Sunrise Corp. avait mis à prix la tête du Hacker, et que la moindre information à son sujet était largement récompensée.

Après de longues heures à vagabonder en vain, il commençait à se faire tard et le pauvre Duck Hwan n'avait pas récolté un seul renseignement utile. Assis sur les marches de la devanture d'un magasin, il s'autorisa une petite pause avant de continuer ses recherches. Ou pas. Parce qu'en réalité, ses pieds le faisaient souffrir d'avoir autant marché et il finit par se maudire d'avoir eu une telle idée. N'avait-il pas des choses plus intéressantes et fructueuses à faire, ce jour-là ? Comme par exemple, essayer de bidouiller l'identifiant de sa colocataire pour que le Système ne la reconnaisse plus et l'assimile à une boîte de suppositoires ? C'aurait été bien plus drôle, pour sûr !

Après avoir bu une gorgée d'un jus d'orange tiède qu'il avait retrouvé par hasard après avoir traîné près de trois semaines au fond de son sac, Duck Hwan prit un instant pour observer les alentours comme s'il s'attendait à ce qu'un quelconque indice lui tombe du ciel. Puis, c'est là qu'il le remarqua.

Cet homme, là.

Est-ce qu'il ne l'avait pas déjà croisé plusieurs fois dans la journée, à différents endroits ? Etait-ce son imagination qui lui jouait des tours, ou bien avait-il raison de se fier à son sixième sens défectueux qui lui disait de se méfier ? Si ça se trouve, c'était un agent infiltré de la Sunrise Corp. qui le prenait en filature après l'avoir entendu questionner les gens au sujet de Phantom ! Et maintenant, il allait avoir des ennuis !

Sans perdre une seconde de plus, il se leva précipitamment et marcha d'un pas rapide en jetant de bref coups d'oeil derrière lui pour voir s'il n'était pas suivi.

Cependant, il reporta trop tard son attention devant lui, si bien qu'il percuta de plein fouet une espèce de grosse brute qui signifia clairement son mécontentement par le biais de jolis mots fleuris. Le recul du choc avait fait tituber le pauvre étudiant et l'avait déséquilibré, si bien qu'il se retrouva les fesses par terre, coincé entre le type pas très commode qu'il avait bousculé sans faire exprès et l'agent du FBI qui était toujours à ses trousses.

Vraiment, il aurait mieux fait de rester chez lui.

« Putain de boulet, tu tiens pas à revoir le soleil demain matin ou quoi ? »

La menace avait eu le mérite de le faire frissonner, si bien qu'il avait dégluti sous la panique et qu'il sentait presque les larmes embuer ses yeux. Non ! Lee Duck Hwan, agis en homme et ne montre pas à ton ennemi que tu as peur ! Et surtout, ne pleure pas. Ne. Pleure. Pas.

C'était une méthode d'auto-persuasion idiote qu'il avait mise en place quand il était petit et que certains enfants du voisinage s'amusaient à se moquer de ses lunettes et de son air attardé. Mais aussi étrange que ça puisse paraître, cela avait souvent fonctionné. Il avait l'impression de gonfler son plumage à bloc pour parer les coups.

Quand l'homme qu'il venait de percuter avança la main vers lui, Duck Hwan eut dans un premier temps un geste de recul. Comme s'il pensait qu'à la suite de sa maladresse et du fait de lui être rentré dedans, cette personne allait lui casser la figure. Mais après avoir retiré ses lunettes par précaution, fermé les yeux et attendu l'impact avec appréhension, il comprit au bout de quelques secondes que son visage allait être épargné pour le moment. Il se permit d'ouvrir un œil afin de voir ce qui se passait, et découvrit une main tendue devant lui.

Comme il ne réagit pas assez vite, l'homme lui avait attrapé le bras pour l'aider à se relever avant de lui demander :

« Tu t'es perdu ? »

Avant de lui répondre, il eut un regard inquiet derrière lui et s'aperçut que le soi-disant agent du FBI venait de les dépasser tous les deux et continuait son chemin tranquillement, sans se soucier de lui le moins du monde. Pour tout dire, cette personne était en réalité concentrée sur l'écran de son portable qui affichait le jeu dernièrement en vogue où il fallait se promener dans la rue pour tomber sur des monstres qu'il fallait attraper et les faire combattre contre d'autres monstres pour qu'ils deviennent plus fort. Il n'avait pas retenu le nom de ce jeu parce que ce n'était pas à ce genre là qu'il aimait jouer.

Puis, il reporta son attention sur l'homme qu'il venait de bousculer et prit soudainement conscience qu'il ne s'était pas excusé. De ce fait, il s'inclina précipitamment et bafouilla quelques excuses maladroites.

« J'suis désolé, j'ai pas fait exprès ! J'étais poursuivi par un type louche... Enfin, je crois qu'il était pas si louche que ça, en fin de compte. »

Quant à la question qu'on venait de lui poser : est-ce qu'il était perdu ? C'était fort possible. En fait, puisqu'il n'avait pas encore trouvé le lieu qu'il convoitait, alors la réponse était certainement oui. Mais après avoir longtemps tourné en rond pour trouver le repère de Phantom, avait-il encore envie de marcher pour y parvenir ? Sa petite voix intérieure hurlait de désespoir rien qu'à l'idée d'imaginer le calvaire que ça serait.

« Je crois que j'étais perdu, mais comme je trouve pas ce que je cherche je vais juste rentrer chez moi. »

Duck Hwan remarqua ensuite au sol un objet qui ressemblait à sa télécommande. Sûrement l'avait-il fait tomber durant la bousculade. Il se baissa pour la ramasser et lut presque par réflexe les informations qui s'affichaient sur l'écran. Park Soo Hwa.

« Moi c'est Lee Duck Hwan. » Répondit-il presque par mécanisme en rangeant l'objet dans le fond de son sac, pour ne pas risquer de le faire tomber une nouvelle fois.

Malgré la voix de sa mère qui s'élevait dans sa tête en le sermonnant « Ne donne pas ton nom à des inconnus ! », il s'inclina une nouvelle fois pour ponctuer poliment les présentations, priant juste pour que ce moment embarrassant se termine rapidement et qu'il s'en sorte indemne.

Quand Park Soo Hwa s'était présenté, il lui avait soufflé impoliment la fumée de sa cigarette au visage. Ah, les fumeurs : ils faisaient partie de la longue liste des choses qui fatiguaient Duck Hwan. Non seulement c'était nocif pour la santé, mais en plus ça sentait mauvais. D'ailleurs, il déplora mentalement l'odeur qui allait très vite s'imprégner sur ses vêtements qui sortaient tout juste de la machine à laver. Sa mère les lui avait rapportés le matin même après les avoir lavés, séchés et repassés avec amour.    

Enfin, en réalité elle l'avait réveillé alors qu'il profitait d'une grasse matinée bien méritée suite à une semaine de cours éprouvante. Il s'était donc levé du mauvais pied et l'avait accueilli en bougonnant d'un air grognon, faisant tout pour la mettre à la porte le plus rapidement possible afin d'avoir enfin la paix.

Tout ça pour dire que Duck Hwan était bien embêté à l'idée que ses habits allaient sentir la cigarette. Ah, et ses cheveux aussi, sûrement. Il allait encore devoir les laver alors qu'il l'avait fait la veille. Franchement, ce type là, ce Park Soo Hwa, quelle galère. Cela ne faisait pas cinq minutes qu'il était en face de lui et voilà qu'il allait l'obliger à modifier son programme de la soirée. Ou peut-être pourrait-il décaler sa douche au lendemain, après tout.

« Tu sais que le coin est très dangereux ? Il y a beaucoup de criminels qui y circulent... »

Les rumeurs à ce sujet, il les avait bien sûr déjà entendues. Certains de ses amis avaient tenté de lui faire peur en avançant les mêmes arguments, quand il avait évoqué une fois devant eux sa décision de se rendre un jour dans les bas quartiers. Même s'il voulait en apparence montrer qu'il savait ce qu'il faisait, l'inquiétude qui se lisait dans ses yeux pouvait facilement le trahir. Et les œillades peu sereines qu'il lançait autour de lui, à chaque fois que quelqu'un passait près de lui ou qu'un mouvement captait son attention, en disaient long également sur son malaise. Mais il tenta de faire preuve de contenance pour montrer qu'il n'était pas un poltron.

« Je viens pas pour avoir des ennuis... » Se justifia-t-il en tâchant de maîtriser sa voix pour éviter qu'elle ne tremble de trop.

C'est vrai quoi : il n'était qu'un simple étudiant fauché qui n'avait même pas un seul objet de valeur sur lui. Qui voudrait lui faire du mal, franchement ? Cela dit, s'il se faisait kidnapper ses parents paieraient la rançon à coup sûr. Sa mère irait retirer de l'argent dans la seconde qui suivrait, ça vous pouvez en être sûr. Et si elle n'avait pas assez sur son compte en banque, elle se débrouillerait pour trouver le complément d'une façon ou d'une autre. Mais vu les temps qui couraient et l"état critique de son père qui était encore à l'hôpital, il valait mieux éviter les dépenses inutiles. Alors, Duck Hwan espéra en son for intérieur que personne n'aurait l'idée de le kidnapper.  

« Est-ce que tu sais seulement comment rentrer chez toi, Lee Duck Hwan ? »

Quelle question : bien sûr ! ... Que non. Cette idée ne lui avait même pas effleuré l'esprit jusqu'à ce que Soo Hwa ne relève ce fait. Bah, il suffirait de juste trouver une bouche de métro pour ensuite récupérer la ligne près de laquelle il habitait. Un vrai jeu d'enfant même pour quelqu'un comme lui qui avait un sens de l'orientation défaillant.

« J'suis pas si idiot même si j'en ai l'air, hein. » Grommela-t-il en ôtant ses lunettes pour les nettoyer avec sa manche, même si au final il ne faisait qu'étaler davantage les tâches graisseuses.

Puis, comme il avait la même capacité d'attention qu'un oiseau, il pensa soudainement à autre chose et c'est ce qui le fit changer brutalement de sujet sans qu'il n'y ait aucune transition ni aucun rapport avec le précédent :

« Dites, vous savez où j'peux trouver Phantom ? »

« Qui te dit que ce n'est pas moi ? »

Une lueur d'espoir vint illuminer le regard de Duck Hwan avant de doucement s'assombrir. Ce type pas commode et qui ne faisait que se ficher de sa tête depuis tout à l'heure serait Phantom ? Pour être honnête, il avait des placé la barre très haute en ce qui concernait ses attentes à propos du Hacker. Et parmi elles ne figuraient en aucun cas une espèce de Park Soo Hwa qui se permettait de lui souffler la fumée de sa cigarette à la figure, entre autres.

Pensait-il vraiment qu'il allait le croire aussi facilement ? Certes, ça avait bien failli fonctionner mais l'identité de Phantom était une des seules choses qu'il remettait constamment en doute. Et pour cause, beaucoup trop de gens de son entourage lui avaient déjà fait la blague de se faire passer pour lui. Si les premiers de la longue liste étaient parvenus à lui faire gober de telles inepties, la farce récurrente avait fini par lui apprendre à se méfier.

Duck Hwan sembla y réfléchir sérieusement durant quelques secondes, son regard sondant son interlocuteur à la recherche d'indices qui lui permettraient de confirmer ses dires.

« Prouvez-le. » Le défia-t-il en ponctuant son injonction d'un croisement de bras déterminé.

Ainsi, s'il disait vrai, Park Soo Hwa pourrait lui en apporter la preuve ici et maintenant. Et Duck Hwan aurait enfin réussi à mettre la main sur son idole. Mais si tel était le cas, alors il devrait admettre que sa déception était plutôt grande : en effet, il avait mis le Hacker sur un tel piédestal que savoir qu'il s'agissait d'un rustre l'attristait un peu.

« J'espère que c'est la vérité, parce que sinon... »

Il chercha rapidement une menace à proférer et ne réussit qu'à trouver :

« Sinon je trafique votre note et je la fais monter si haut que vous seriez obligé d'aller vivre dans les hauts quartiers. »

Même si pour certains le rêve ultime était d'aller vivre dans l'Uptown de Seoul, pour Duck Hwan cela se rapprochait surtout du cauchemar. Il ne pouvait imaginer vivre une vie où il devrait faire semblant, tous les jours, d'être quelqu'un qu'il n'était pas et de fournir des efforts incommensurables pour maintenir une note exceptionnelle. Vraiment, il ne savait pas ce qui était si attirant dans cette perspective : comment autant de gens pouvaient dévouer leur vie à ça ?

Pour lui qui venait d'une petite ville campagnarde près de Busan, cela ne faisait que quelques années qu'il se familiarisait avec le Système de la Sunrise Corporation. Peut-être que s'il avait baigné dedans depuis sa plus tendre enfance, il serait dans le même état d'esprit que sa grande soeur Ae Ran, et peut-être même qu'ils seraient tous les deux en compétition pour savoir lequel des deux était le meilleur.

Mais après réflexion, même s'il était né à Seoul et avait connu ce système de notation depuis toujours, il y avait peu de chance que son comportement diffère énormément de ce qu'il était actuellement. S'il n'en avait trouvé d'attrayant que l'aspect technologique, ce logiciel n'en restait pas moins qu'une plaie qui l'obligeait à s'occuper de ce que les gens pouvaient penser de lui. Alors qu'en réalité, c'était bien la dernière de ses préoccupations.

« Ou alors, je trafique votre identifiant pour que le Système vous confonde avec... (Il chercha l'inspiration autour de lui) Avec une brique de lait à la banane. »

Bon, la dernière fois qu'il avait tenté une chose pareille sur sa pauvre colocataire, ça n'avait pas du tout fonctionné. Mais ça, Park Soo Hwa n'était pas censé le savoir, pas vrai ?

Malgré les menaces qu'il venait de proférer à l'attention de Soo Hwa, Duck Hwan ne réussit à récolter qu'un rictus amusé de sa part. Décidément, contrairement à d'autres il n'était pas très doué pour faire peur aux gens. Enfin, il avait peut-être fait mouche un peu plus tôt, en lui faisant croire qu'il pourrait faire monter sa note au point de l'envoyer dans l'Uptown. Et ça, ça n'avait pas eu l'air de lui faire plaisir.

« Tu peux vraiment faire ça ? »

Ce n'était pas encore tout à fait vrai, mais avec un peu d'entraînement il y parviendrait sûrement. D'ailleurs, c'était bien pour ça qu'il était à la recherche de Phantom : sa capacité de concentration et d'apprentissage en autodidacte étant très limitée, il avait besoin d'un mentor, d'un tuteur qui lui enseignerait tout ce qu'il y avait à savoir.

Soo Hwa avait fini par lui avouer qu'il n'était pas celui qu'il recherchait, mais qu'il allait quand même peut-être pouvoir le renseigner à ce sujet. Pour cela, il fallait qu'il lui donne plus d'informations mais justement : s'il avait inconsciemment mis les pieds dans le Downtown, c'était pour en obtenir.

En vérité, il ne savait pas à quoi il pouvait ressembler, c'était d'ailleurs pourquoi il avait failli croire Soo Hwa quand il lui avait menti sur son identité. Il ne connaissait même pas son nom, sinon il aurait exceptionnellement utilisé sa télécommande pour identifier les gens autour de lui et espérer tomber sur lui au hasard.

Comme pour le presser à donner une réponse, Park Soo Hwa lui envoya une nouvelle pique qui, sans comprendre pourquoi, finissait par irriter Duck Hwan. Lui qui d'ordinaire laisser tout couler, il commençait à perdre patience et à bouillir en son for intérieur.Et c'était rare, parce que la seule personne jusque là qui parvenait à lui faire ressentir ce sentiment d'agacement, c'était sa mère quand elle débarquait sans prévenir et envahissait son espace personnel.

« C'est dans ton intérêt. Tu as eu de la chance de ne pas tomber sur quelqu'un qui a moins d'états d'âme que moi. »

D'un côté, il avait raison : il aurait pu tomber sur quelqu'un qui lui voulait du mal et qui ne serait pas resté là à discuter tranquillement avec lui, au beau milieu de la rue. Mais venant de quelqu'un qui avait l'allure d'un mafieux, cette remarque paraissait plutôt ironique.

« J'pensais pas qu'on pouvait avoir moins d'états d'âme que vous. » Grommela-t-il plus pour lui même, comme une parole qui aurait dépassé sa pensée.

D'ailleurs, qu'est-ce qui poussait Soo Hwa à continuer de converser tranquillement avec un pauvre étudiant perdu ? Au vu de la façon dont il s'adressait à lui, peut-être avait-il juste besoin de quelqu'un sur qui se défouler suite à une mauvaise journée. En tout cas, ce n'était pas une raison pour s'en prendre à lui alors qu'il ne le connaissait même pas. S'il se comportait comme ça avec tout le monde et même des inconnus, ce n'était pas étonnant que sa côte de popularité soit si basse !

« J'peux pas dire grand-chose de plus sur Phantom, sinon je serai pas là à le chercher partout dans le Downtown. »

Il afficha sur son visage un air satisfait, tout fier d'avoir marqué un point et de ne pas se laisser démonter face à ce type. Finalement, ce n'était pas de la peur qu'il ressentait : il avait plus l'impression de devoir prouver quelque chose, de devoir montrer qu'il n'était pas si peureux et demeuré qu'il n'y paraissait.

« Apparemment, vous non plus vous pouvez pas m'en dire plus sur lui. »

Duck Hwan soupira, déçu. Allait-il enfin un jour réussir à mettre la main sur ce Hacker qu'il admirait tant ?

Suite à sa pique un peu maladroite voire carrément enfantine, Duck Hwan avait de nouveau eu en guise de réponse ce rictus un peu moqueur que Soo Hwa aimait lui servir depuis le début de leur rencontre. A la suite de quoi il avait eu droit à un :

« On dirait un gosse qui boude son père. Arrête de me vouvoyer, ça passera mieux. »

Duck Hwan fronça les sourcils, piqué à l'idée qu'on lui reproche d'avoir des manières proches de celle d'un enfant. Même s'il en était encore un dans sa tête et dans son comportement, il n'appréciait pas que quelqu'un lui fasse la remarque à voix haute. Parce que bon, son égo en prenait un coup, quand même. Il devenait un homme, un vrai, du haut de ses vingt-deux ans ! Et puis Par Soo Hwa ne devait pas être beaucoup plus âgé que lui, en fin de compte. Ce qui était sûr, c'était qu'ils formaient une paire mal assortie.

L'homme en face de lui ne se laissa pas déstabiliser par sa pauvre répartie, visant à dénoncer son manque de connaissances concernant Phantom. En fait, cela se retourna encore une fois contre Duck Hwan puisque non : il n'avait évidemment aucun plan. Il était le genre de personne qui, s'il voyait un papillon en marchant, finissait par changer de cap pour le suivre d'un air distrait jusqu'à ce quelque chose d'autre attire son attention. Et ainsi de suite. Pas étonnant qu'il se perde souvent, au final.

Il manqua de soupirer avant que Soo Hwa ne lui fasse cette proposition plus qu'alléchante :

« Je connais ces lieux comme ma poche. Je pourrais te faire découvrir tous les lieux susceptibles de cacher ton Phantom. Des guides comme moi, tu n’en trouveras pas beaucoup. Alors tu devrais réfléchir un peu plus longuement. »

Réfléchir, ça il le devrait de toute façon. Mais pas pour les mêmes raisons, car encore une fois Duck Hwan avait l'impression d'entendre dans sa tête sa mère hurler de ne pas faire confiance à un inconnu et de ne surtout pas suivre n'importe qui dans des endroits mal famés. Premièrement, il ne connaissait rien de Soo Hwa si ce n'était qu'il prenait un malin plaisir à le charrier depuis qu'ils avaient commencé à parler. Et deuxièmement, rien ne prouvait que ce qu'il disait était vrai ! Est-ce que, comme par hasard, la première personne avait qui il discutait depuis qu'il avait mis un pied dans le Downtown pouvait lui apporter les renseignements qu'il recherchait ? Vraiment ?

Vraiment. Naïf comme il était, Duck Hwan ne remit pas sa parole en question bien longtemps. Il finit par y croire dur comme fer. Après tout, ça concernait Phantom. Mais il ne voulait pas montrer à ce Park Soo Hwa qu'il était aussi crédule qu'il n'en avait l'air. Alors, il feint de douter de lui, juste pour le principe de ne pas accepter son offre trop rapidement.

« Soit. Imaginons que v-... Que tu dises vrai. Par où tu chercherais en premier ? »

Il croisa les bras comme pour donner plus d'impact à ses propos et lui donner également plus de contenance. Parce qu'en réalité, il avait tellement l'impression de se rapprocher enfin de son objectif qu'il s'impatientait et avait envie de trépigner de joie.

« Moi, on m'a dit qu'il avait un repère appelé The Mansion et qui se trouvait dans le Marché Noir. C'est quoi un marché noir ? »

Cette dernière question fut plus une interrogation qu'il se posa lui-même à haute voix, comme s'il venait de prendre conscience qu'il n'avait aucune idée de quoi il s'agissait. Il imagina un instant une place avec plein de stands qui revêtaient tous la même teinte sombre, et des marchands qui eux aussi étaient vêtus de noir. Puis il secoua la tête en se disant qu'il faisait fausse route et que ce devait être autre chose.

L'idée bien naïve qu'il se faisait d'un marché noir vola vite en éclats lorsque Soo Hwa lui en fit la description réelle. Duck Hwan savait qu'il y avait des gens opposés au Système et que certains groupes de rebelles tentaient parfois de semer le trouble ici et là. Mais jamais il n'avait entendu parler d'un troc de points. Il se demanda un instant comment cela pouvait bien fonctionner, et ne vit pas d'autres solutions que celle-ci : la personne qui désirait des informations devait sûrement donner un nombre de points qui lui seraient retirés sur sa propre note par son interlocuteur. C'était là le moyen le plus "facile" qu'il se figurait par rapport à l'utilisation qu'une personne ordinaire pouvait avoir de la télécommande.

Par "ordinaire", comprenez bien quelqu'un qui ne serait pas capable de pirater le logiciel complexe produit par la Sunrise Corp. Même s'il essayait de bidouiller de son côté, Duck Hwan était loin de posséder le niveau et le talent du célèbre hacker qu'il admirait tant. D'ailleurs, s'il fréquentait le marché noir, peut-être avait-il mis au point un système qui permettait de convertir des points en sorte de monnaie virtuelle. Il y réfléchirait plus sérieusement une fois rentré chez lui. Enfin, si il rentrait chez lui.

Quand Soo Hwa lui apprit que The Mansion n'était pas exactement le repère de Phantom, Duck Hwan eut une moue déçue. C'était le seul indice qu'il possédait à l'heure actuelle, alors si en plus les sources qu'il détenait étaient fausse c'était peine perdue.

« Le meilleur endroit pour en apprendre plus, c'est bien le marché noir. »

Etonnamment, il prit le temps de considérer prudemment cette option. Ce que lui avait dit Soo Hwa juste avant avait retenu son attention, et même si jusque là il avait foncé tête baissée pour recueillir la moindre information au sujet de Phantom, cette histoire de marché noir avait l'air assez douteuse. En fait, il n'en connaissait absolument rien, ni son existence ni son fonctionnement ce qui faisait qu'il en avait presque peur.

« Ca veut dire que je vais devoir payer en points ? » Redouta-t-il, inquiet.

Duck Hwan réfléchit un instant et, ne se souvenant plus de sa note actuelle, il se mit à farfouiller l'intérieur de son sac à dos à la recherche de sa télécommande. Il la nettoya grossièrement en la frottant contre son sweat afin d'enlever les miettes qui étaient resté collées, ainsi qu'un grain de riz qui devait être un reste du kimbap qu'il avait mangé la semaine passée.

« Me souvenais plus que j'en avais autant. » Marmonna-t-il pour lui même en observant son 3,14 d'un air presque impressionné.

Puis il haussa les épaules et estima qu'il avait une note peut-être assez haute pour se permettre de tenter l'expérience. Il rangea l'objet dans le fond de sa poche, en essayant de convaincre que ça valait peut-être le coup. Au mieux, il obtiendrait des informations utiles qui lui permettraient de se rapprocher un peu plus du Hacker. Au pire, sa note baisserait et il aurait quelques efforts à faire pour pouvoir la remonter au plus vite. A moins que...

A moins que rien de tout ça ne soit vrai ?

Il eut un regard suspicieux en direction de Soo Hwa et sembla réfléchir à autre chose. Si ça se trouve, son but était d'amadouer de pauvres gens un peu paumés comme lui et de les embobiner dans l'idée de leurs voler leurs points. Après tout, il ne savait rien de lui et l'avait rencontré presque un quart d'heure seulement auparavant. Même si son instinct dysfonctionnel lui indiquait bizarrement qu'il n'y avait quasiment aucun danger, il fallait qu'il soit sûr que ce n'était pas un piège et qu'il pouvait lui accorder sa confiance.

« Tu me mens pas, hein ? Comment j'peux te croire ? »

Puis, il songea soudainement à l'éventualité suivante :

« Je vais devoir te payer aussi ? »

Il soupira et continua de peser le pour et le contre dans son esprit, attendant que Soo Hwa lui avance des arguments suffisamment convaincants pour l'aider à prendre sa décision. Même si, en réalité, il n'était pas quelqu'un difficile à convaincre. Un simple slogan et une publicité amusante suffisaient à lui faire acheter un produit s'il en avait les moyens.

La première réponse de Soo Hwa n'eut pas le mérite de rassurer le pauvre Duck Hwan quand il lui confia ne jamais avoir été quelqu'un de très recommandable. Mais d'un autre côté, à quoi s'était-il attendu en mettant les pieds dans les quartiers les plus malfamés du Downtown ? Ceci dit, même dans le Middletown ou dans l'Uptown certaines personnes n'étaient pas dignes de confiance. Pire encore dans l'Uptown, car il avait l'impression que là-bas, les gens avaient toujours des arrières pensées et qu'ils n'étaient pas ceux qu'ils prétendaient être. Alors qu'au moins dans le Downtown, il savait à quoi s'en tenir. Et il pouvait même avoir de bonnes surprises comme par exemple avec Soo Hwa à l'heure actuelle.

Il venait d'ailleurs de le prouver en assurant ne rien vouloir en échange de l'aide qu'il lui apporterait dans sa chasse au Phantom. Duck Hwan ne put cacher sa surprise qui se retranscrivit magnifiquement dans cet air ahuri qui s'afficha sur son visage. Et si l'on pouvait croire qu'il n'aurait pu exprimer une émotion encore plus forte, c'était sans compte sur le geste qu'avait eu Soo Hwa en lui passant son précieux pendentif autour du cou.

Trop perdu pour comprendre ce qui se passait exactement, le pauvre étudiant l'avait laissé faire sans comprendre avant que l'homme en face de lui ne finisse par expliquer qu'il lui prêtait ce bijou en gage de sa bonne foi. C'était un geste et une idée plutôt originaux, mais il finit par se laisser convaincre que c'était sans doute pour le mieux.

Toutefois, même si Soo Hwa venait à le trahir, il ne se sentirait jamais capable de jeter cet objet précieux « dans la première plaque d'égout qu'il croiserait », comme il venait de le suggérer. En réalité, il le lui rendrait tout simplement et repartirait chez lui, déçu et bredouille. Parce que, peu importe à quel point il pourrait être contrarié, il était tout bonnement incapable de faire volontairement du mal à quelqu'un. Moralement ou physiquement.

A l'instant où il s'apprêtait à lui dire qu'il le croyait un peu plus, Soo Hwa le coupa pour lancer soudainement :

« Maintenant, donne moi ton numéro de téléphone. »

Et si vous pensiez que Duck Hwan allait se départir de son éternel air hébété et confus, et bien vous vous trompez. Parce que cette dernière injonction ne fit qu'accentuer de plus belle l'expression qui avait peint son visage un peu plus tôt. Et peut-être que Soo Hwa prenait d'ailleurs un malin plaisir à jouer avec ses diverses réactions, car il ajouta :

« C'est juste pour qu'on se contacte à l'avenir. J'aime bien les mecs, mais même si t'es mignon je ne touche pas aux mineurs, t'inquiète pas. Je tiens pas à retourner en taule. »

Même s'il se voulait rassurant, l'effet obtenu fut tout le contraire. Et il y eut un passage dans sa phrase qui fit tiquer Duck Hwan au point de prendre un air renfrogné et de démentir vivement :

« J'suis pas mineur, j'ai 22 ans ! »

Peut-être avait-il pensé que c'était une bonne idée de clarifier ce point en premier plutôt que d'infirmer une quelconque attirance pour les hommes. Et pour les femmes aussi, d'ailleurs. La sexualité n'avait jamais été sa priorité dans la vie, et il n'y trouvait aucun intérêt pour tout avouer.

« Et si tu espères me faire peur, rappelle-toi que tu viens de me donner ça. »

Il désigna l'anneau qui pendait désormais à son cou et finit par croiser les bras d'un air satisfait. Puis, il se mit à fouiller de nouveau à l'intérieur de son sac à dos afin d'y dénicher un bout de papier et un stylo qui fonctionnerait encore. Cette situation lui rappela familièrement la fois où il avait retrouvé sa soeur, récemment, et où il lui avait également donné son numéro de téléphone sur une carte d'infortune écrite à la main.

« Voilà, c'est mon numéro. »

Au moment où Soo Hwa s'apprêtait à s'en saisir, Duck Hwan ne put s'empêcher de le retirer au dernier moment par pures représailles puériles.

« Et souviens-toi qu'à tout moment, tu peux devenir une brique de lait à la banane. Alors, fais-en bon usage. »

Duck Hwan n'aurait su dire d'où lui venait cette soudaine confiance en lui, mais une chose était sûre à présent: une seule taquinerie de la part de Soo Hwa et il n'hésiterait pas à mordre en retour. Enfin, mordiller. Parce que Duck Hwan restait Duck Hwan, après tout : un inoffensif petit caneton.

Soo Hwa semblait bien s’amuser de la situation, riant à presque chaque geste et réplique de Duck Hwan. Sa dernière remarque à propos de brouiller son identifiant pour le confondre avec du lait à la banane avait d’ailleurs suscité un rire qui sembla sortir tout droit du coeur.

« Rien que d'imaginer la tronche qu'ils feraient à Sunrise Corp, ça me plairait. »

Duck Hwan eut lui aussi un rictus amusé en se figurant mentalement la scène. Vraiment, il fallait qu’un jour il retente l’expérience et qu’il en profite pour pirater une caméra de la Sunrise Corp. pour se délecter du spectacle.

Puis, avant de tourner les talons pour retourner vaquer à ses occupations, Soo Hwa ajouta :

« Alors à bientôt, Lee Ducky. »

Il tiqua à l’entente de son surnom habituellement attribué par les membres de sa famille. Et étrangement, il ne fut pas déranger par l’emploi de ce sobriquet en provenance de quelqu’un qu’il ne connaissait pas si bien.

« A bientôt. Enfin, encore faut-il que tu sois capable de trouver des indices sur Phantom hein ! »

Il eut une esquisse moqueuse au coin des lèvres, sûrement déjà contaminé par le sarcastique Park Soo Hwa.

Il s’apprêtait à lui attribuer un « -2 » pour arrondir sa note à 2,45, mais en voyant sa propre note chuter de 5 points, il se renfrogna et décida de pousser sa sentence plus loin en arrondissant finalement à 2,40 sur 5,00.