[TERMINE] You will be my canvas. ♠ Kim Ae Ran - Park Soo Hwa

Le vide est vertigineux. Mes yeux se perdent sans être capable de s'accrocher à quoi que ce soit sur cette immense toile, vierge, sans fond, sans profondeur. Elle me rappelle une pièce d'enfermement dans un asile, un néon trop fort, un soleil trop éblouissant. J'ai la sensation que le sol se dérobe sous mes pieds sans avoir la possibilité de m'accrocher à quoi que ce soit.

Je déteste le blanc.

Je détourne finalement le regard de ma grande toile posée sur le chevalet, trônant au centre de la pièce. De nombreux autres tableaux sont posés contre le mur. Sur l'un d'eux, il y a le corps de Hwa Min, allongée sur un lit, en nuisette et sur le ventre. Je fais le choix de ne pas le cacher ; comme chacune de mes toiles. Elles représentent des personnes que j'ai connu, des paysages que j'ai aimé. Parfois, ce ne sont que des mélanges de couleurs, violentes, sombres, curieuses, sans sens au premier coup d'oeil. Mais ce sont précisément celles qui en disent le plus, qui dévoilent des paysages de tempêtes quand on s'y intéresse plus longuement.

Et face au chevalet, une chaise. Un drap accroché dessus, des livres sur une table basse juste en face. J'aime disposer des objets et voir l'univers se créer selon le modèle.

A cette pensée, je baisse les yeux sur mon portable, jetant un coup d'oeil à mes messages. J'ai envoyé, la veille, un  sms à Ae Ran pour l'informer de l'adresse de mon salon, sachant que j'utilise l'arrière-boutique pour peindre. Je sais qu'elle viendra, mais je ne suis pas certain qu'elle accepte de poser aujourd'hui.

Mais l'idée même fait frémir mon ventre d'impatience.

Je décrispe mes épaules, uniquement vêtu d'un jean troué et d'un grand débardeur noir. La forêt sombre grimpant tout autour de mon avant bras gauche est largement visible, tout comme la rose des vents posée sur l’intérieur de mon avant bras droit. La date en chiffre romain du jour où j'ai quitté ma famille trône fièrement sur le haut de mon bras, et l'inscription memento mori en lettre rondes et italiques se devine sur le haut de mon torse. Mes dessins à l'encre éternelle dansent avec mes cicatrices, et je n'en ai plus honte. Tout mon esprit est sur le qui-vive à l'idée de recevoir celle que je considère comme une muse. C'est l'occasion d'un nouveau souffle, et j'ai du mal à contenir la joie qui crépite au fond de mon coeur à cette idée.  

Pour le première fois depuis presque dix ans, je m'adresse à un dieu présumé, qui, là haut, serait susceptible de m'entendre.

Faites qu'elle vienne.

Je descends du taxi qui m'a emmené jusque dans les quartiers nord de la ville. Son chauffeur me demande encore une fois si c'est bien l'adresse que je voulais et j'acquiesce dans un léger sourire. Ignorant le regard incrédule qu'il me lance, je le gratifie d'une jolie note avant de me tourner vers la discrète façade d'un salon de tatouages. Du bout des doigts, j'effleure l'écran de ma télécommande qui me confirme que c'est bien le lieu que je cherche. En avais-je besoin ? L'endroit ressemble à son propriétaire.  

Je jette un coup d’œil sur la montre qui orne mon poignet. Encore cinq minutes et je serais pile à l'heure.

En un regard autour de moi, je devine ce qui a attiré un tel regard de la part du chauffeur de taxi. Les rues sont bien différentes de celles que je foule quotidiennement : elles sont sales, sombres, et étroites. Elles donnent l'impression d'avoir été totalement délaissées par le reste de la société. Un peu plus loin, assit sur le sol grisâtre, un vieil homme m'observe avec un rictus moqueur. Tu t'es perdue ma jolie ? Je fronce les sourcils, ravalant la réponse qui me brûle les lèvres. Ce ne serait qu'une perte de temps. Je n'ai même pas besoin de regarder sur mon écran, je sais d'avance que rien n'y paraitra. Il n'aura ni nom, ni note. C'est un laissé pour compte, un homme qui sera probablement déjà conduit à la limite de la ville quand je sortirais du salon.

Je devrais baisser la tête, je devrais être mal à l'aise de me trouver dans cette avenue aux antipodes de celle où se trouve mon appartement. Pourtant, c'est le contraire. J'ai l'impression que mon menton s'est relevé, que mon dos s'est redressé et que mon regard s'est enflammé. J'ai grandis dans un endroit similaire. C'est un univers que je connais par coeur. La détresse sur les visages, la pauvreté dans les maisons, le besoin d'exister... Si ça m'effraie de la même façon qu'il y a dix ans, ça ne me fait plus frémir d'horreur. J'y suis habituée.

Il est hors de question que mes yeux admirent le sol à nouveau. Je n'aurais plus jamais honte.

Je m'approche de la porte du salon d'un pas sûr. Mes talons résonnent sur les pavés graisseux, jouant un rythme suivit par les lourds battements de mon cœur. Ce serait mentir que de dire que je n'ai pas hésité à venir aujourd'hui. J'ai lu et relu le message affiché sur mon portable, me demandant si c'était vraiment une bonne idée. Et si c'était un piège ? Finalement, c'est la perspective de reculer face à Park Soo Hwa qui m'a fait monter dans le véhicule. J'ai aperçu son rictus vainqueur face à ma peur et ça a suffit à me convaincre. Comment est-ce qu'il peut avoir cet effet sur moi, quand je suis celle qui détient l'avantage ?

Sa raison de vivre, hein ?

J'entre dans le salon, balayant la pièce vide du regard. Ce n'est pas tel que je l'imaginais.  Il n'y a pas de drogué en train de se piquer dans un coin, pas de prostituée endormie sur la table. Un sourire au coin des lèvres, je me moque des préjugés entendus au sein-même de mon entreprise. S'ils savaient... J'en fais le tour rapidement, agréablement surprise. Mon regard se perd un instant sur les nombreux croquis qui décorent le mur. C'est donc ce qu'il fait pour vivre ? J'aurai dû m'en douter en voyant les nombreuses images inscrites sur sa peau.

Puis je m'écarte, jaugeant le comptoir qui me sépare du reste du salon.

« Il y a quelqu'un ? »

« Il y a quelqu'un ? »

Sa voix m'arrache un long frisson qui me croque ma chair avec puissance. Je la reconnaitrais sans l'ombre d'une hésitation, légère et caressante tel les ailes de papillon qui décore son dos. Je me redresse en essayant de faire abstraction des tremblements qui traverse mon corps. Finalement, c'est bien ça.

Je suis un drogué en manque.

Je pousse la porte de l'arrière-boutique pour me rendre dans le salon. Mon regard tombe sur la silhouette gracile qui déambule gentiment dans mon sanctuaire. L'élégance qui lui colle à la peau me coupe le souffle pendant une seconde, ses jolies jambes s'avançant vers le comptoir.

« Ouais. Le grand méchant loup. »

Je ricane d'un ton moqueur en m'appuyant sur le comptoir, sans la quitter des yeux. Je dois admettre que je suis agréablement surprit. Peut-être que je vais devenir croyant, à force. Elle est venue, tout en étant pile à l'heure, ce qui signifie qu'elle n'a même pas hésiter. Cette pensée me donne d'autant plus envie de me saisir de mes pinceaux pour dépeindre son visage, et ce qui se cache sous son masque de perfection. Quel genre d'éclat brille dans ses yeux dessous ? Quelles expressions peut-elle dévoiler quand elle se laisse aller ?

« Ravi de constater que tu ne t'es pas perdue. »

Je me redresse, l'invitant à contourner le comptoir pour me suivre dans l'arrière boutique. Je pousse la grande porte et la laisse entrer pour qu'elle puisse découvrir la pièce remplie de tableaux. Je m'adosse à l'embrasure et la laisse évoluer dans mon univers. Cette simple image suffit pour me donner des étincelles de couleurs sous mes doigts. Les idées fusent, l'inspiration gonfle et je lutte pour ne pas traverser la pièce afin de croquer son portrait sur ma toile, là, maintenant.

« Tu peux manipuler ou déplacer les toiles si tu en as envie, tant que tu ne les abîmes pas. »

« Tu sais ce qui lui arrive au loup, à la fin, n'est-ce pas ? »

J'entre dans l'arrière-boutique, cette petite pièce où s'accumule les toiles colorées, les pots de peintures et les feuilles blanches, faisant attention à garde une certaine distance avec l'artiste qui se trouve dans mon dos. C'est la première fois que nous nous retrouvons seuls, tous les deux, depuis que nos chemins se sont croisés. Cette pensée m'arrache un frisson inconfortable. Est-ce que j'ai fait une erreur ? Personne ne sait où je me trouve en ce moment. J'aurai pu prévenir Won Il, ou au moins envoyer un message pour donner l'adresse de ce salon à la première personne de mon répertoire au cas où je disparaitrais subitement, mais non. J'ai gardé cette rencontre sous silence et pendant une seconde, je me maudis de l'avoir fait. Maintenant, il me sera impossible de fuir.

D'abord parce qu'il est la barrière qui me sépare de la porte, mais aussi parce que mes jambes restent obstinément immobiles au milieu du studio. Je suis figée. Impressionnée. Il m'a capturé.

Le piège s'est refermé à l'instant où mes yeux se sont posés sur ses œuvres.

J'oublie instantanément que je suis peut-être sur le point de perdre la vie- ou pire, de me faire déposséder de mes biens- pour m'approcher de l'immense toile sombre qui trône au fond de la pièce. J'en suis les contours d'un rouge agressif du regard, avant de reporter mon attention sur la forme abstraite et ténébreuse qui se dissimule dans des peintures aux teintes plus claires. Mes yeux avides d'en voir davantage passent d'un cadre à l'autre, s'arrête sur le corps nu d'une jeune femme, s'accrochent au ciel orageux parsemés d'étoiles, s'écarquillent devant la violence d'une scène et l'amour d'une étreinte peinte...

Je n'ai jamais été réellement sensible à l'art, peut-être parce que m'emmener dans des musées n'étaient pas une priorité pour mes parents, mais il n'empêche que j'ai toujours été touchée lorsqu'on me racontait des histoires. C'est d'ailleurs les seuls souvenirs positifs que j'ai gardé de mon enfance. Lorsque ma mère me lisait des livres de contes allant de la jolie princesse indépendante aux sorciers en quête d'aventures. C'était un souffle d'air dans mes journées routinières.

Les tableaux de Park Soo Hwa sont assez vivants pour remplacer les romans. Ils me parlent d'une vie que je n'ai pas vécue mais qui se déroule avec justesse sous mon regard.  

« C'est pas mal. »

Je relève les yeux vers le tatoueur, croisant les bras sur ma poitrine. Il y a une vingtaine de toiles absolument magnifiques dans cette pièce, chacune différente de l'autre. Ce n'est pas un manque d'inspiration qui l'empêcherait de peindre mais bien la mort elle-même.

Pourquoi est-ce qu'il a besoin de moi, finalement ?

J'ai d'abord vu sa démarche fière, digne, alors qu'elle avançait lentement vers les différents tableaux décorant les murs de la pièce. Elle se perd dans la contemplation de mes oeuvres, alors que je me perdais sur ce qu'elle était, elle. Un dérèglement météorologique à l'échelle de mon univers. Un été et un autombe en même temps. Les arbres se déposséderaient sous son regard, les fleurs se renfermeraient, intimidé par la beauté de cette nymphe aux airs de perfection. Les feuilles multicolores danseraient en tourbillon autour de ses jambes. Les orages gronderaient, faisant frissonner de terreur les petits enfants sous leur couvertures protectrices.

Mais elle, elle se tiendrait toujours debout, au milieu de ce champ de bataille et de la nature déchaînée. Elle transgresserait l'éthique, faisant face sans crainte aux vagues destructrices de la mer menaçant de s'abattre sur son corps fin.

Je n'ai eu besoin que d'un coup d'oeil sur sa personne pour être inspiré.

Il faut que je peigne.

J'entends son interrogation cachée derrière son compliment, et lève les yeux pour croiser son regard. J'aurai pu être flatté, si seulement je n'avais pas la crainte qu'elle ne change d'avis. Ses bras croisés en disent long sur son ressenti. Je traverse la pièce et retourne les quelques tableaux retournés, pour y dévoiler leurs faces colorés. Des ratés, des traces sans fond et des couleurs qui n'en sont pas vraiment. Ce sont des tableaux inachevés, qui ne vont nulle part et qui m'enfonce un peu plus dans une chute sans fin.

« Ce sont les derniers que j'ai fait. » Je soupire légèrement, comme si ce geste me débarrasserait du poids qui alourdit mon coeur. « Je n'y arrive plus. »

A nouveau, je pose les yeux sur elle et la flamme vive qui s'était éprise de mon palpitant un peu plus tôt, revient au galop. Elle enflamme mon organe vital de sa morsure aiguisé, m'ordonnant de m'y mettre maintenant.

« Tu permets ? » J'ajoute d'un murmure. « Tu n'as qu'à faire ce que tu veux, tant que tu restes dans cette pièce. Si tu n'es pas convaincue à la fin de cette séance, alors je n'insisterai pas. »

Je n'en pense pas un mot, évidemment. Mais le but n'étant pas de la faire fuir, je préfère lui laisser la liberté de croire qu'elle peut fin à tout ça d'elle-même. Je n'attends pas vraiment sa réponse, saisissant l'un de mes pinceaux et ma palette pour y poser les différentes couleurs. A l'instant même où je trace le premier coup de peinture rouge, un frisson délicieux s'empare de ma chair, mon regard s'enflamme et voyage de son visage à ma toile.

Elle est là.

Ma muse.

☾ anesidora

Je n'y arrive plus.

Je pose un regard lourd sur les toiles bafouées qu'il me montre. Loin de la poésie des tableaux qui les entourent, ce ne sont que des tâches sans grand intérêt. Elles sont muettes, pourtant soudainement je parviens à entendre sa frustration. Durant une seconde je le vois distinctement se tenir au milieu de la pièce, la couleur décorant ses doigts plus que le lin blanc. L'anxiété arrachant les dernières frissons d'inspiration qui parcouraient son corps. Les membres figés par la crainte de ne plus jamais être capable d'apposer sa marque sur ces toiles. Encore une fois, je balaie la pièce des yeux. Il a tellement de talent.

C'est un véritable gâchis que de le laisser se noyer.

« Tu permets ? »

Je tourne la tête vers lui, surprise de le retrouver avec une palette entre les mains. Il n'a pas perdu de temps. Depuis combien de jours n'est-il pas parvenu à se livrer sur une toile ? Je ne connais rien des troubles que peut avoir un artiste mais je pense en avoir une légère idée en l'observant. Je ne dis rien. Je me contente de le regarder mélanger ses couleurs tout en essayant de contrôler les violents tremblements qui dévorent ses doigts. Captivée, je reste de longs instants à suivre ses mouvements. C'est la première fois que j'ai l'occasion d'admirer un peintre penchée sur son oeuvre.

C'est fascinant.

Park Soo Hwa a un côté irréel. Comme un magicien préparant ses tours.

Je le contourne néanmoins afin de m'approcher de la chaise recouverte d'un drap immaculé. Je l'effleure du bout des doigts en suivant les plis délicats qu'il forme. Est-ce que c'est là qu'il comptait m'installer ? J'avise les différents livres sur la table à côté. Intriguée, j'en prends un dont la couverture est d'une jolie couleur rouge et commence à le feuilleter, sans réellement prêter attention aux lignes qui défilent sous mes yeux.

« Est-ce que tu peux parler tout en peignant ? »


☾ anesidora

J’ai l’impression d’être à la fois pantin et chef d’orchestre, malmené par les pulsions qui guident mes doigts. Manipulant les pinceaux, ils étalent les différentes couleurs sur la toile pour les marier entre eux. L’union des éclats colorés agresse mon regard de sa vivacité, m’arrachant des frissons de satisfaction. Je continue de jeter de nombreux regards à la jeune femme face à moi, traçant les traits dont son visage est doté tout en répondant :

« Il n’y a pas que les femmes qui peuvent faire plusieurs choses à la fois. »

Je récupère une noisette de peinture sur un autre pinceau avant de l’étaler à nouveau, puis le repose pour attraper mon fusain. Je trace d’un geste sûr les lignes de sa mâchoire de la pointe de mon crayon charbonneux, avec l’impression d’avoir un nouveau souffle. Je me sens porté par des ailes invisibles, soutenu par une force qu’elle m’insuffle par sa simple trésor. Elle est une œuvre d’art et elle n’a pas l’air de s’en rendre compte.

Ça m’arrange.

Ainsi, je serais le seul à profiter de sa lumière.

Je peins d’un pinceau fin le rouge de sa bouche, y apprêtant une attention particulière. Mes yeux retracent longuement les courbes de ses lèvres, pulpeuses et rondes, et j’y applique une lumière particulière sur la toile.

« Tu as déjà pensé à te faire tatouer ? »

Je continue de fixer ses lèvres pour les retranscrire ensuite sur ma carré de lin, concentré sur mon travail. L’idée même de pouvoir la tatouer m’arrache de nouvelles étincelles. J’imagine sans difficulté les courbes qui habilleraient son corps, sombres et colorés, tranchantes et douces. Peut-être qu’il y a déjà des dessins d’encre éternels gravés sur sa peau ? Une pointe piquante et douloureuse me traverse le corps avec agacement, contractant ma mâchoire d’un tic nerveux. Possessivité ou jalousie ? Ces deux compagnes vont de pair avec mon cœur depuis bien longtemps, et l’idée même qu’un autre tatoueur ait pu apposer sa marque sur le papillon sauvage qui me fait face me fait tiquer.

Mais ça, je ne l’avouerai pas.

Je referme le livre, effleurant sa couverture écarlate avant de le poser à son endroit initial. Depuis quand n'ais-je pas pris le temps de lire ? Depuis que je suis arrivée à Séoul je ne fais que courir. La capitale a tellement d'opportunités à offrir que j'ai peur de prendre un instant pour m'arrêter et respirer. Quelques secondes peuvent suffire à tout basculer, quelques secondes peuvent être déterminantes pour l'ensemble d'une vie. Elles me sont précieuses. Je n'ai pas envie de les gâcher.

Pourtant, depuis que je suis entrée dans cette pièce, ce temps qui m'est si important semble s'être figé.

Je m'assois sur le drap qui enveloppe la chaise et croise les jambes. Le léger crissement que fait le pinceau sur la toile m'arrache des frissons d'anticipation. Je suis curieuse. Est-ce qu'il sera capable de me voir, comme cette première fois où il a posé son crayon sur mon visage ? Le dos droit, je lisse le bas de ma robe. C'est un geste nerveux relevant mon besoin irrépressible de contrôler chaque détail. Sentir ses yeux scruter la moindre parcelle de mon visage me fait presque trembler. C'est la première fois que je laisse quelqu'un se servir de mon corps de cette façon, sans tenter d'y mettre des limites, sans même essayer de diriger ses gestes ou ses regards. Je le laisse libre-court à son inspiration, me contentant d'attendre que les lignes hasardeuses ne se forment. Est-ce qu'il m'aura ôté mon masque ? Ou aura-t-il choisi de le peindre, lui aussi ?  

J'inspire profondément comme pour apaiser les battements bruyants de mon coeur.

Sa question ne me surprend pas. S'il peint mon portrait, ne me voit-il pas également comme une toile vierge ? Ma peau blanche doit l'appeler avec la même intensité que le lin qui lui fait face. J'imagine qu'il serait aisé pour lui de remplacer ses pinceaux par un dermographe.

Qu'est-ce qu'il préfère d'ailleurs ?

« Non, jamais. » murmure-je après réflexion. « Je ne suis pas contre, j'ai seulement du mal à trouver quelque chose que je voudrais éternellement sur ma peau. »

Je l'observe avec intérêt, tentant à mon tour de déchiffrer les expressions de son visage. Park Soo Hwa est une énigme. Il a du talent. En le voyant peindre, ses orbes sombres perdus sur sa toile, je lui reconnais même un côté élégant. Inconsciemment, mes lèvres se retroussent en un léger sourire. Il a un charme que je ne lui trouvais pas avant. S'il fait un effort dans son comportement, il peut être plutôt agréable.

Alors pourquoi est-ce que son salon se trouve dans cette ruelle crasseuse ? Il pourrait être reconnu parmi l'élite, il pourrait ouvrir une boutique bien plus spacieuse dans le Uptown.

« Est-ce que tu as déjà pensé à vivre autrement ? »

Vivre autrement ?

Sa question m’arrache un regard dans sa direction, un coup d’œil qui n’a rien avoir avec les précédents, me servant de référence pour ma toile. Je la dévisage un instant, pesant le pour et le contre de sa question. J’y vois différentes façons de l’interpréter, et je comprends qu’il s’agit là d’un compliment caché. Elle a vu mes œuvres, elle a accepté d’y participer, elle a gardé son portrait ; elle estime donc que j’ai suffisamment de talent pour vivre mieux que ce que je possède aujourd’hui. Je prends quelques secondes pour mettre de l’ordre dans mes pensées, avant de reprendre mon travail.

Ma voix s’élève sans aucune hésitation :

« Non. Ça ne m’intéresse pas. »

Je mélange de nouveaux tons, dépeignant alors sa longue chevelure sur ma toile. Je reprends la parole pour développer ma réponse :

« Si par ‘autrement’ tu sous-entends de faire envoler ma carrière et m’installer dans le Uptown, alors non. J’ai vécu là-bas. Et je ne tiens pas à y retourner. »

Je n’ai pas vraiment la dégaine d’un homme qui ait pu vivre dans les quartiers résidentiels très prisés de la haute société mais je ne pense pas qu’elle mettra ma parole en doute. Je n’ai rien à gagner à mentir, et au fond je crois qu’elle m’a déjà cerné à ce sujet. J’ai vécu plus longtemps là-bas qu’ici, mais ces rues sont devenus ma famille.  La simple pensée d’y croiser mon paternel me fait frémir. Je ne l’ai pas revu aux infos dernièrement, je ne sais pas s’il continue ses affaires où si il lui ait arrivé quelque chose et pour être honnête, moins j’en sais et mieux je me porte. En dehors de son existence, la simple idée d’évoluer au milieu de ces personnes à l’apparence parfaite et au sourire travaillé me donne un poids dans l’estomac, et ma mâchoire se contracte d’un tic nerveux. La superficialité. L’hypocrisie. La quête incessante de la perfection.

Ça me fait gerber.

« Concernant ton tatouage…»

Je change délibérément de sujet, jetant un coup d’œil à la jeune femme face à moi. A chaque regard, j’ai l’impression qu’elle a encore plus à offrir. Un seul tableau ne me suffira jamais pour cerner le potentiel incroyable qu’elle cache sous ses longs cils.

« Si un jour tu trouves une idée, je te le ferai avec plaisir. Gratuitement. Pour te remercier. »

Je dois admettre avoir frémit de contentement en apprenant que sa peau était vierge de toute encres. Des étincelles de couleurs et de formes naissent sous mes paupières rien qu’en imaginant son corps nu à disposition de mon encre.

Elle pourrait être encore plus belle qu’elle ne l’est déjà. Nouveau regard, glissant le long de sa silhouette, avant de reprendre ma peinture d’un geste désintéressé. C’est ce que j’aurai voulu, mais j’ai conscience que Kim Ae Ran n’est pas seulement une muse à la beauté inégalé. Elle a un charme sous-jacent duquel j’ai bien du mal à me détacher.  

J’espère simplement qu’elle ne s’en rendra pas compte.

Je me sais impassible pourtant je suis certaine que mon regard trahit la surprise que me déclenchent ses mots. Il y a vécu ? Quand ? Avec qui ? Pourquoi n'y est-il plus ? Je l'observe, cherchant en lui un signe qui prouverait la mauvaise blague qu'il doit forcément me jouer. Il n'a pas l'allure de quelqu'un ayant habité dans le Uptown, il n'a ni l'assurance de ceux que je croise chaque jour, ni le rictus hypocrite qui habille leurs lèvres. Il est tellement différent, tellement vivant.

Une fleur sauvage dans un buisson de camélia.

Tant de questions se pressent dans mon esprit sans que je ne trouve la force de les poser à voix haute. Les mots restent coincés au fond de ma gorge. Ils ne trouvent pas la voix qui pourrait les porter. S'il prenait la peine de me répondre, quel terme choisirait-il pour décrire ce qui l'a poussé à fuir le semblant de vie parfaite que j'essaie moi-même de construire ? Pour la première fois, j'ai peur de la réponse que mes interrogations pourraient attirer.

« Concernant ton tatouage…»

Un léger sursaut traverse mes épaules alors qu'il change habilement de sujet. Il évite donc de parler de cette ancienne vie qui retient pourtant toute mon attention. Je ne l'oublierais pas, est-ce qu'il en a conscience ? Je serais incapable de retenir les nombreuses curiosités qu'il a éveillé. C'est frustrant de me trouver face à un parfait étranger alors que lui doit surement avoir deviné bien des choses à mon sujet. Je me sens lésée et je déteste ça. Le contrôle que je pensais avoir sur la situation, sur notre relation actuelle, semble m'échapper un peu plus à chaque coup d'oeil : comme s'il était capable de voir plus que ce que je montre, mais que je restais obstinément aveugle.

« Tu me dois plus que ça, Park Soo Hwa. »

Je croise les jambes, le défiant du regard.

« Je t'ai gracieusement fait don de mon temps. A toi de m'offrir le tien. »

Je veux le voir aussi.

« Tu me dois plus que ça, Park Soo Hwa. »

Je lève le regard de ma toile pour le poser sur la jeune femme qui me dévisage. Sa voix de velours devient plus ferme, avec un mélange d'assurance et de détermination que je ne lui connaissais pas encore. Suffisamment pour me faire comprendre que je n'aurai aucune échappatoire.

« Je t'ai gracieusement fait don de mon temps. A toi de m'offrir le tien. »

L'expression de surprise qui habille mon visage n'a pas pu lui échapper. Je la détaille comme si je découvrais une nouvelle personne, cherchant à trouver la faille. Quand nous nous sommes vus la dernière fois, elle annonçait avec fierté que j'avais besoin d'elle, et qu'elle n'avait rien à y gagner de son côté. Aujourd'hui, elle demande sans préavis que je lui accorde de mon temps. Qu'est-ce qui a changé ?

La curiosité de voir comment un 4 peut sombrer pour en arriver là, à ma place ?

Un léger rictus moqueur vient habiller le coin de mes lèvres, alors que je reprends ma peinture :

« Puisque tu y tiens tellement, je veux bien te donner un rencard. »

Je pose les dernières touches de lumière sur son portrait, concentré sur les traits colorés de son visage de papier, avant de poursuivre d'un murmure évasif :

« Ne sois pas déçue si tu ne trouves pas les réponses à tes questions. »

Je pense qu'elle a saisit le sous-entendus de mes mots. Je ne suis pas du genre à raconter mes déboires à la première personne qui me le demande, et face à elle, c'est d'autant plus compliqué. Nous sommes aussi différents que l'eau et le feu. La peur du rejet est trop forte pour que je me jette du haut de la falaise sans savoir si je trouverai effectivement un lit de rivière pour amortir ma chute en bas.

Mon coeur s'alourdit sous le poids des souvenirs et je tente d'y faire abstraction en posant mes pinceaux, essuyant mes doigts. Mes dessins ne sont jamais conventionnels et la moitié du visage d'Ae Ran est encore crayonné. Pourtant, je sens qu'il est terminé. Si j'y touche encore, je prendrai le risque d'altérer le regard puissant que j'ai pu saisir sous ses longs cils sombres. J'ai imaginé la douceur de sa peau, le soyeux de sa longue chevelure tombant sur sa poitrine découverte. C'est une belle femme, peut-on me reprocher de vouloir dépeindre son apparence sans les couches ennuyeuses de tissus ? Satisfait du résultat, et sans un mot, j'essuie mes doigts sur un torchon et retourne le chevalet dans la direction de mon modèle :

« Qu'est-ce que tu en penses ? »

Spoiler:

Un rencard ?

C'est le terme qu'il a choisi d'employer, sans même ciller, ne se soucient pas une seconde de l'air horrifié qui a dû se dépeindre sur mon visage. Je suis moins outrée par le fait qu'il ose penser que c'est ce que je viens de lui proposer que par le ton moqueur qu'il a utilisé pour me répondre. Il s'agit d'une faveur selon lui. Pourtant c'est bien moi qui en poserait les conditions, tels que le lieu et l'heure, et c'est encore moi qui déciderait de le rejoindre. A quel moment l'ais-je laissé croire qu'il avait le choix ?

A nouveau, la flamme qui s'est emparée de ma voix s'étouffe au fond de ma gorge lorsqu'il reprend la parole. Elle s'apaise aussitôt, comme happée par la lourdeur de son regard. Il a beau avoir les yeux rivés sur sa toile, je suis capable de reconnaitre la lueur amère qui habite mes propres yeux quand je me remémore mes années dans la campagne profonde. Je n'avais rien, je n'étais rien. Les journées se ressemblaient mais apportaient un plus de rancoeur à chaque levé de soleil. Est-ce que c'est ce qu'il ressent en pensant à cette vie qu'il a eu dans le Uptown ?  Au fond, je suis terriblement curieuse. J'ai envie de savoir ce qui l'a poussé à renier le système, ce qui l'a amené dans des quartiers aussi mal fréquentés...

Ce qui fait qu'il a décidé d'échanger la vie dont je rêve contre celle que je rejette.

« Je n'attends rien de plus que ton temps, Soo Hwa. »

Je me redresse, remarquant qu'il essuie ses doigts sur une serviette déjà tâchée de peinture. Ses pinceaux sont en train de tremper dans un grand verre d'eau opaque et la toile est délaissée. Un poids plus conséquent s'écrase dans ma poitrine lorsque je note que son regard m'ignore désormais. Il a fini. Et maintenant ?

Est-ce qu'il a retrouvé l'inspiration au point de ne plus avoir besoin de ma présence ?

Lorsqu'il tourne le tableau vers moi mon cœur loupe un battement ou deux. Les couleurs m'agressent aussitôt : pulpeuses et agréables, joignant le pourpre au brun de mes cheveux, liant le rouge écarlate qui s'échappe de mes lèvres. C'est moi, pourtant encore une fois, je suis incapable de me reconnaitre. La fleur posée sur mes mèches résonne brutalement au fond de mon être, comme si elle me frappait de ses pétales. Au contraire de l'aile qu'il a peint dans mon dos, je n'ai pas l'impression de m'envoler. Je suis plutôt ramener sur terre avec une force qui me cloue au sol.

C'est sublime. C'est au-delà de tout ce que j'aurais pu imaginer.

« J'hésite entre magnifique et terrifiant. »

Un léger sourire étire le coin de mes lèvres alors que je relève la tête vers lui. Provocation, défi, ou intense gêne à dissimuler, je ne sais pas, mais ma bouche s'ouvre à nouveau pour ajouter :

« Tu aurais dû me dire que tu voulais que j'enlève le haut. »

Soo Hwa.

C'est la première fois qu'elle utilise mon prénom plutôt que mon nom complet. Cette différence a le mérite de m'attirer un regard, une lueur curieuse au fond des pupilles. Elle fait rouler mon prénom sous sa langue et m'arrache un frisson que je n'avais pas ressenti jusqu'à présent avec elle. J'en oublie même de lui répondre, et me contente de continuer à la regarder.

Ses yeux tombent sur ma toile, et j'essaie d'y lire ce qu'elle peut ressentir en se découvrant, au travers de mes yeux. De la gêne ? De la stupeur ? Ses beaux yeux sombres se dilatent légèrement tandis qu'il passent sur chaque point de la toile, détaillant chaque traits, chaque couleur avec une précision chirurgicale.

Magnifique et terrifiant. C'est donc ces deux mots qu'elle a choisi.

Un léger sourire s'installe sur mes lèvres alors que je replace correctement le chevalet. Je ne pouvais pas espérer de meilleure réaction, et cela suffit à me satisfaire. J'ai l'impression de parvenir à nager à contre-courant, luttant contre ce manque d'inspiration qui me tenaillait depuis des semaines. Elle fait remarquer l'absence de haut sur son double de papier, sur la toile, et je réponds d'un air désintéressé :

« Je ne pensais pas que tu aurais le courage de le faire à la première séance, mais c'est clair que tu as un potentiel intéressant à exploiter sans tout ça. »

J'appuie mes deux derniers mots en désignant d'un geste de la main la robe qui habille son corps gracile. Le nu plaît à tous les artistes. C'est le meilleur moyen de maîtriser les proportions, et c'est ce qui en dévoile le plus sur la personnalité du modèle, personnalité intimement liée à la perception qu'il a de son corps avec et sans vêtements. En dehors du nu, j'apprécie également la lingerie sur le corps d'une femme. Elle est presque plus parlante sur le caractère de la femme qui le porte qu'une autobiographie, et les couleurs sont également intéressantes à exploiter, sans parler du rendu des matières.  
J'attrape mes pinceaux et ma palette de peinture, avant de traverser la pièce. Je ralentis doucement le pas en passant à côté d'elle pour murmurer :

« Mais si tu te sens prête, la prochaine fois tu pourras te débarrasser de quelques couches. »

J'esquisse un léger rictus en la défiant du regard, avant de reprendre ma marche vers l'évier pour nettoyer mon matériel, satisfait de cette journée.

Je contourne le chevalet pour profiter encore de la toile quelques instants, pendant que Soo Hwa rejoint l'évier. Je suis impressionnée et curieusement j'ai envie d'en avoir davantage. Si j'étais réticente à l'idée de laisser mon image aux doigts de Park Soo Hwa, ce n'est plus le cas désormais. J'en demande encore. Des couleurs vives, des formes généreuses, de l'imagination et de l'interprétation. Ca va au delà de la vision qu'il a de moi. J'ai l'impression de pouvoir en apprendre plus sur le peintre.

Sa peinture est capable de parler pour lui et c'est fascinant.

« Je ne me déshabille pas aussi facilement. »

Je lève les yeux vers lui, admirant sa longue silhouette.

« Mais il y aura une prochaine fois. »

Mes lèvres s'étirent à nouveau en un léger rictus, amusé par sa réponse. C'est trop tentant, elle me tend une perche que je suis incapable de décliner.

« Il suffira que je te donne envie de le faire. »

Je soutiens son regard un instant, conscient que les choses ont bien changées depuis le jour où nous nous sommes rencontrés la première fois. Au milieu de cette foule, en pleine rue, où sa silhouette a su attirer mon regard, pour poser son portrait sur le papier. Si à l'époque, elle était plutôt sur la défensive, aujourd'hui j'ai l'impression qu'elle me regarde pour ce que je suis réellement, l'homme qu'elle est prête à apprendre à connaître.

Et c'est réciproque.

Parce que si j'ai su saisir les contours de ce qu'elle avait à offrir, je ne sais encore rien de son histoire.

Et les étincelles de curiosité qui me démangent à son sujet sont plus présentes dorénavant.